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Photo du rédacteurValérie DEBIEUX

"Peau vive", Gérald Tenenbaum


« L’étranger, le pays étranger, donne souvent le sentiment de ne pas exister à part entière. Quand on n’est pas d’ici, on n’est pas tout à fait. Alors, on va sur les traces de ceux qui nous ont précédés, maisons, quartiers, ghettos ou lieux de culte, on cherche un passé ».


« Quand on vient d’un pays sans nom, indicible famille où seul le vent peut prendre la parole pour s’adresser aux murs, l’opacité est le premier refuge et l’incertitude, le dernier terreau. »  


Ève est biochimiste à Paris.

 

Elle a une mère, une sœur et un père : Simone, Irène et Jean. 

 

Si la « peau est la famille », pour Ève, le contact demeure un sens interdit: « Il y a des peaux impassibles, des peaux mortes ou réfractaires, comme on dit des briques. Celle d’Ève est l’exact opposé : une peau si sensible qu’un rien ne la brûle, une peau incandescente. Un souffle suffit à l’embraser, elle reçoit tous les signaux à la fois. La charge électrique est en permanence à la limite de la rupture, tout frôlement peut déclencher le court-circuit. Une simple pression, et des courants cuisants prennent naissance, diffusent sur-le-champ, l’enlacent et la ceignent de lignes de fuites scintillantes. Dans leurs sillages, seules subsistent des plaies ouvertes aux bords calcinées. […] Quels que soient ses stigmates, […] la peau raconte l’histoire commune et vous la grave dans le cœur. »

 

Cultivant une véritable passion pour le 7e art, Ève aime particulièrement se rendre dans les salles obscures. Alors qu’elle assiste en octobre 1988 au dernier film de Scorsese, « La dernière tentation du Christ », film qui déclenche une vaste polémique, elle est victime d’un attentat et sa vie bascule. « Le cinéma Saint-Michel l’a fait descendre aux enfers, la Pitié lui a ouvert les portes de l’entre-monde, elle y avance à pas comptés. Eurydice étonnée, mais elle ne prononcera pas le nom d’Orphée, puisqu’il ne doit pas se retourner. Elle attendra d’être à ses côtés, elle attendra la lumière de tous côtés. Le nom et le geste seront alors confondus en un même mouvement des âmes. Elle attendra d’être sûre d’elle-même, elle attendra le temps qu’il faudra. On ne renaît qu’une fois ».

 

Sauvée in extremis, Ève est plongée dans le coma. Irène vient lui rendre visite en compagnie d’André, un ami d’enfance : entre lui et Ève, rien n’a jamais pu éclore mais « […] une indicible osmose se crée naturellement, leurs corps parallèles se conjuguent d’instinct, une harmonie discrète éclot du néant, les enveloppe et les joint. […] Peut-être suffirait-il, qui sait, d’une valse dans l’ombre, quelques pas esquissés, quelques mesures inhalées, pour la libérer. Les murs de Jéricho ne se sont-ils pas effondrés au vibrant son des cors » ?

 

Chacun se relaie à son chevet et, de confidences en confidences, captées pendant son sommeil artificiel, Ève décide, à son réveil, de se rendre de l’autre côté de l’Allemagne, de l’autre côté du mur : « […] les Parisiens ne savent pas ce qu’ils perdent ; l’Allemagne orientale bruisse sans doute encore, en secret, de ses poètes et de ses musiciens. […] Vêtue de cette douce certitude, elle poursuit son chemin en observant les gens. Ils vont et viennent paisibles entre ciel et bitume, ils sont d’ici, où le gris domine dans tous ses dégradés, et ils sont d’ailleurs aussi. Cantonnés de l’autre côté du monde, ils sont à l’unisson du leur, mais portent en eux d’autres couleurs. Leurs âmes, à n’en pas douter, en sont teintes, camaïeux de rouges feu, déclinés de bleus électriques, orchestrations de jaunes éclatants ; ils n’en font pas état. C’est peut-être, ici et là, au fond de regards fuyants, dans les résonances de mots tus et dans l’éclat de tonalités chimériques, qu’elle accédera enfin au secret qui torture la texture de sa peau ».

 

Gérald Tenenbaum signe un roman identitaire sensible, profond, humain et poétique. Le lecteur se prend rapidement d’affection pour cette héroïne, Ève, qui tente de muer, au milieu d’une société, derrière le mur, en l’absence de lumière, afin de retrouver une « peau douce » et rassérénée. Vibrant et bouleversant tout le long…



Valérie DEBIEUX (2014)


Deuxième édition disponible depuis le 4 juin 2023

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