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Photo du rédacteurValérie DEBIEUX

"Les Harmoniques", Gérald Tenenbaum

Dernière mise à jour : 3 juin


« Eh bien, les philosophes considèrent que le hasard est, disons, ontologique, les matheux qu’il est purement logique, et nous, les physiciens… […] qu’il est juste tautologique ! »


Venise, lundi 2 février 2015. Un homme attend. Un vaporetto accoste. Une femme en descend, valise en main. L’homme s’approche, il saisit la valise. « De sa main libre, il désigne l’entrée du Danieli. Elle secoue brièvement la tête, comme pour dire est-ce réel, faut-il y croire, je n’y crois pas, puis lève les yeux vers lui. […] Ils se dirigent vers le palace. Il porte la valise, qu’il pourrait faire rouler. Ils ne se parlent pas, mais ils avancent en harmonie. » Quelques mots, quelques silences, quelques lignes, les voiles du récit s’emplissent de personnages, d’images et de parfums, et le roman s’éloigne de ce débarcadère vénitien, pour emmener, le lecteur, vers d’autres lieux et d’autres moments.

 

Deux femmes, deux hommes, quatre destins, le tout décliné en dix-huit chapitres. Dix-huit, un nombre Harshad, pour qui aime les mathématiques, ou encore, la carte de La Lune, pour qui aime le tarot de Marseille. Avec un début, fixé au lundi 2 février 2015, et une fin, elle aussi figée dans le 2 février 2015. Une seule et même date, pour un commencement et un épilogue.  Un proverbe anonyme raconte que toutes les histoires ont une fin mais que chaque fin est le début de quelque chose de nouveau.

 

Entre le début et la fin du récit, une succession de rencontres, d’événements parfois douloureux, des silences partagés et des mots qui peinent à prendre leur envol, le désir profond d’expliquer le monde à travers les mathématiques, la volonté de trouver « son » autre, d’atteindre l’amour, celui qui invite la raison à garder silence et à s’effacer pour laisser place à l’émotion, celui qui rend possible l’inconcevable, qui transforme les cendres en palais, les rêves en réalité. « Après quelques échanges, Pierre trouve en lui un souffle inattendu pour expliquer, exemples à l’appui, que les mathématiques et leurs applications sont en prise directe sur le monde et que, pour autant, cette finalité demeure irréductiblement étrangère à la motivation de la plupart des chercheurs, dont lui-même. On cherche parce que, au fond de soi, le mystère est un défi à ce que l’on est, on cherche pour parachever l’ordre du monde, on cherche parce que le trou béant de l’incapacité à répondre aux questions que l’on porte en soi est un outrage à l’élégance. […] Le raisonnement, […], vient tout à la fin. Il est le ciment qui scelle les briques lorsque le maçon a monté le mur. Avant cela, il faut apporter le matériau de construction, trouver l’argile et façonner les briques. Et c’est plus souvent le cœur, ou plutôt l’âme, qui transporte tout cela. Pierre se sent transporté, fort et faible à la fois. Depuis des années, ses efforts solitaires et prolongés pour obtenir des résultats que seule une petite dizaine de personnes dans le monde saura apprécier l’ont extrait du monde. Cette femme l’y replonge, c’est vivifiant. Le sentiment de vivre est plutôt rare dans une vie. Quant à Keïla, elle est fascinée par cette incursion inattendue de l’émotion dans une activité qu’elle imaginait tout entière soumise à une méthode rigoriste. […] Quelque chose s’est mis à vibrer en elle, entre empreinte intime et irréfragable intuition. Se mettre en danger pour le seul besoin de comprendre ou de parachever l’élégance, décliner sa présence au monde comme l’offrande d’un grain de beauté à l’univers humain, ils ont cette folie en commun. […] Pour autant, la musique de leur conversation restera à jamais sans écho. C’est leur secret. »

 

Entre le premier et le dernier chapitre, une suite de hasards reliés par l’hypothétique équation d’un lancer de dés à six faces ou par les interférences de la « Providentia », si chère à Cicéron. Le hasard, ce terrain de jeu où l’esprit humain, désireux de se frayer un chemin vers la compréhension de l’univers, de l’infiniment petit à l’infiniment grand, se doit de veiller à ne pas se laisser emporter par le vertige de son incapacité à tout saisir. Prendre la mesure de ce que l’on est, pour mieux prendre la mesure de ce que l’on n’est pas et accepter, tout orgueil banni, que l’ignorance recule au même rythme que le savoir, tel l’horizon. « Le hasard, de notre point de vue, c’est simplement une partie de la théorie de la mesure. […] Le champ des possibles est un univers. Le hasard, c’est ce que nous pouvons en attraper. […] Lancez un dé. L’univers a six faces, mais vous n’en attraperez qu’une. […] Dieu ne joue pas avec les dés […] mais, entre nous, il est possible que notre univers ne Lui doive pas tant que cela. »

 

Ce roman est une magnifique partition de musique dont les notes élégamment posées sur le papier emmènent le lecteur dans une symphonie riche en émotions. Un feu d’artifice haut en couleurs, un plaisir pour l’esprit et le cœur. À lire.



Valérie DEBIEUX (2017)


(Deuxième édition, disponible depuis le 9 mai 2023).

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