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Photo du rédacteurValérie DEBIEUX

"Le voyant", Jérôme Garcin

Dernière mise à jour : 3 juin


« Ce qu’il voit, on ne le voit pas. Peut-être sommes-nous les vrais aveugles. À qui veut l’entendre, il répète qu’il a une chance folle, qu’il est un privilégié » - Jérôme Garcin


Le 27 juillet 1971, à la hauteur de St-Géréon, en Loire-Atlantique, Jacques Lusseyran perd la vie dans un accident de voiture, il a quarante-sept ans. À ses côtés, sa dernière compagne, Marie, décède elle aussi. Qui se souvient de cet homme ? Qui en a même connaissance ? « Il ne reste pas grand-chose de la vie brève de Jacques Lusseyran. Deux ou trois livres qui ont échappé à l’usure du temps et à l’indifférence de nos contemporains. […] Une trace invisible dans le Block 56 du camp d’extermination de Buchenwald, une tombe aux lettres usées dans le cimetière de Juvardeil. Même le lycée Louis-le-Grand a oublié ou négligé de donner son nom à une cour ou à une classe, n’a pas posé une plaque sur l’un de ses vieux murs blonds pour rappeler qu’ici, sous l’Occupation, un résistant aveugle de dix-sept ans fonda et dirigea un réseau d’adolescents, le mouvement des Volontaires de la Liberté ».

 

Oui, Jacques Lusseyran a eu une existence à la fois brève et exceptionnelle, digne d’avoir audience en la mémoire de chacun.

 

En ce matin du 3 mai 1932, âgé de huit ans, il se rend à l’école, comme chaque jour. Il est 10 heures. La cloche sonne, les enfants se précipitent en dehors de la classe et là, le drame. Une bousculade involontaire et Jacques Lusseyran perd ses deux yeux. « En ce jour d’azur, de lilas et de muguet, il entre dans l’obscurité où seuls, désormais, les parfums, les sons et les formes auront des couleurs ». L’enfant est brillant, il poursuit sa scolarité et grandit vite, très vite. Sa foi en Dieu ne l’a pas quitté. Il « s’agenouille à la manière des croisés, et prie Dieu de lui donner la force de tenir ses promesses, d’aller au combat sans armes et sans trembler ».

 

Ce jeune homme hors du commun qui « avec une mémoire que la cécité élève à une hauteur insoupçonnée » n’a jamais maudit le destin qui lui a ôté la vue. « Son sourire est son regard, […] ses professeurs n’ont pas assez d’adjectifs et de superlatifs pour louer ses progrès foudroyants ». La lumière dans l’âme, Jacques Lusseyran poursuit son chemin, inexorablement, avec force et courage ; tel un « cheval hypermnésique », il avance avec humilité, sans jamais baisser les bras. Ayant foi en Dieu, foi en la vie, même au cœur des heures les plus noires, il conserve, intacte, sa lumière intérieure : « La cécité a changé mon regard, elle ne l’a pas éteint, […] elle est mon plus grand bonheur. […] La vue est un sens objectif, dédaigneux. Seul le toucher nous console. Le toucher, le goût et l’odorat ».

 

L’arrivée de la IIème Guerre mondiale est vécue comme une seconde forme de cécité, celle générée par la suppression de «la liberté intérieure » : « J’ai su qu’une deuxième fois le destin attendait de moi le même travail. Car j’avais appris que la liberté, c’est la lumière de l’âme. Il n’y avait pas d’autre cause à mon engagement dans la Résistance. […] La Résistance est une affaire de dignité, d’honneur. Et l’honneur n’est pas que dans la Patrie, mais dans tous nos actes. La Résistance, c’est la volonté de ne pas faire n’importe quoi, mais de faire quelque chose qu’on a choisi une fois, qu’on voudrait encore, même si l’on a été torturé, bafoué ». Et Jacques Lusseyran de donner forme à ses propos : « […] Lui qui ne peut ni manier des armes, ni porter les journaux clandestins dans Paris, ni partir en repérage autour des bases militaires allemandes gouverne tous ceux qui vont agir pour lui, en son nom. Il charge ses jeunes troupes de passer des messages, parfois des mitraillettes, de fabriquer de faux papiers, mais aussi d’aller chercher les aviateurs alliés tombés dans la campagne d’Île-de-France afin de les ramener à Paris et ensuite de les exfiltrer. […] Le jeune homme sans regard est le cerveau du mouvement. Son cœur battant, aussi ».

 

À la fois très belle œuvre biographique et émouvant hommage en l’honneur d’un homme peu ordinaire, le livre de Jérôme Garcin participe au travail de mémoire, de celles et ceux qui, au péril de leur vie, n’ont pas hésité à entrer en résistance contre l’occupant nazi. Au regard des similitudes des éléments de vie ayant jalonné leur existence respective, Jérôme Garcin est sans doute l’écrivain le mieux placé pour parler de Jacques Lusseyran et il ne cache d’ailleurs pas sa profonde empathie pour le héros de son livre : « J’ai appris à le connaître dans ses livres, […] à me l’imaginer grâce aux rares témoignages de ses camarades de combat et de déportation, […] grâce à sa fille sur laquelle plane toujours son ombre portée, mais pour le voir, je dis bien : le voir, je dois baisser les paupières, […] m’installer dans une nuit provisoire, et alors son visage s’éclaire, il parle, il sourit, il paraît plus vivant que les vivants. Et le plus étrange, voyez-vous ? est qu’il me regarde ».

 

Cet ouvrage est à glisser entre toutes les mains, jeunes ou ridées.


Valérie DEBIEUX (2014)


(Gallimard, collection folio, avril 2016, 208 pages)


Prix Relay des Voyageurs Lecteurs 2015

Prix Nice Baie des Anges 2015

Prix littéraire de la ville de Caen 2015

Prix d’une vie – Le Parisien Magazine 2015

Prix Robert-Joseph 2016

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